Saturday, July 28, 2007

Corsica Dumas

Alexandre Dumas est un grand voyageur. Ce qui est particulièrement intéressant dans sa première production romanesque, c'est que ses oeuvres de fiction naissent ou plutôt affleurent en marge de sa production viatique. Ainsi, la création du premier Dumas a-t-elle besoin du support du réel pour peindre des fictions prenant pour cadre l'espace même de ses voyages. Mieux, il se met en scène comme voyageur et rencontre ses propres personnages sous la peau du narrateur. Ce mode de création est somme toute assez peu banal dans la littérature française (si l'on excepte Chateaubriand, mais il n'entre pas de plein pied dans l'univers de ses fictions, seulement sous la forme classique du personnage double de lui-même).
Chez le premier Dumas, le narrateur est l'auteur au plus proche de sa nature, la confusion est saisissante entre le monde fictionnel et le monde de l'écriture.
Pauline ou Les Frères corses, deux romans-nouvelles qui mettent en scène un voyageur-auteur à la rencontre de sa fiction.
Parlons des Frères corses, qui anticipent Pierre et Jean de Maupassant ou Le Double de Dostoïevski : deux frères, un traditionnaliste adepte de l'honneur familial et de la vendetta, un autre parisianisé et rompu à la loi étatique dont il est un des représentants. Le premier met de l'eau dans son vin et met fin à la vendetta opposant deux familles et l'autre au contraire se laisse entraîner dans une sombre histoire de duel bien malgré lui. L'ironie du sort est que le garant de l'ordre de l'état en vient in fine à conduire son frère à réactiver la loi de la vendetta, puisqu'il sortira de son île pour tuer l'assassin de son frère, malgré toutes les précautions de ce dernier, voulant faire passer sa mort pour la conséquence funeste d'une fièvre fatale.
Dumas entend ainsi montrer comment le destin se joue des hommes et outrepasse leur propre volonté, ce que le fataliste Louis de Franchi n'a de cesse de répéter. Cette force qui manipule les personnages résonne comme une gloire aux pouvoirs démiurgiques de l'écrivain ordonnateur tout puissant de son récit. Dès lors, la télépathie, les histoires de revenants, pour l'auteur de Mille et un Fantômes fasciné par l'au-delà et les forces occultes, ne sont que des métaphores habiles de la toile complexe des soubassements de l'intrigue construits par l'auteur soucieux de piquer l'intérêt du lecteur et de laisser planer un certain mystère.
Ainsi, comme on pourrait s'y attendre, la bipolarisation du récit, autour de Paris et de la Corse, outre sa portée symbolique d'opposition entre loi de l'état et loi de la vendetta, île et Ile de France, centralisation et régionalisme farouche, trouve sa raison d'être lorsqu'elle se cristallise autour de deux figures de gemmelité pourtant bien différentes. Le physique est le même et l'esprit est contraire : un frère maladroit aux armes, un autre expert, l'un généreux et légaliste, l'autre sauvage, âpre et vengeur. Dumas, dans sa préface, se défend d'avoir fait référence à la folie, en usant du procédé de la schizophrénie, pourtant, on y pense grandement lorsqu'on lit ce roman-nouvelle ou cette nouvelle-roman. Alors, la bipolarisation spatiale s'intérioriserait en bipolarité psychique, celle d'un seul homme croyant être deux hommes différents, partagé entre honneur familial et fidélité à la loi étatique, schisme destructeur qui aboutit à la mise à mort de la légitimité sur l'autel de la loi de la vendetta.
On l'aura compris, ce récit est riche en significations, même si le style demeure particulièrement agréable sans plus. Non que l'on sente par avance le prolixe besogneux des Trois Mousquetaires ou du Comte de Monte-Christo, mais il n'y a définitivement pas le souffle chateaubrianesque ou hugolien, cette manière qui ravit et emporte, mais plutôt l'efficacité d'un Balzac, même si Balzac sait à l'envi emporter le lecteur dans des panoramas de la société à couper le souffle. Dumas déçoit par le style, et demeure tout de même inférieur aux grands génies, à n'en pas douter, même si ses récits sont plaisants à lire.
Si Pauline réactive les grandes machines éculées du roman gothique, avec force souterrains, châteaux, meurtres sous cape et abbayes en ruines, l'action demeure un tantinet poussive et peine à trouver le souffle haletant d'un Lewis, dont Le Moine demeure le chef d'oeuvre inégalable de cruauté et de sublime mystérieux.