Tuesday, October 04, 2005

Mire beau et austère

Octave Mirbeau, Dingo

Passons du prosaïque à l’excellence : Mirbeau, inconnu jusque-là pour moi, résonne comme l’écho d’un auteur plus que talentueux. Je ne crierais pas au génie comme on crie au loup ou au dingo, en l’occurrence ici, mais j’admire la remarque plasticité stylistique de l’auteur, capable de dresser des portraits très corrosifs de la société, rurale comme urbaine, qu’il dépeint, comme de nous émouvoir aux larmes, oui aux larmes.
Qui aurait pu dire, en lisant ce titre, Dingo, amusant et détonnant, qu’un tel livre pourrait nous serrer le cœur autant que nous amuser férocement ? Et pourtant, c’est le cas. Tout d’abord, une succession de petites histoires se déroulant sur un chapitre et brossant les mésaventures d’une communauté villageoise avec une férocité critique qui rappelle Voltaire. Et puis, le roman continu d’un amour, non pas celui, compassé, outrepassé, fané, d’une éternelle passion entre un homme et une femme, non. Il s’agit d’un amour qui dépasse les frontières communes, celui d’un chien et d’un homme, d’une compréhension au-delà des mots qui se perd dans l’ineffable des sentiments partagés.
Dingo, c’est bien le roman d’un chien sauvage, recueilli informe, horrible, repoussant, à peine né mais déjà presque repoussé par le narrateur héros, qui finit peu à peu par s’y attacher. Au fil du roman se déploie une complicité toujours plus grande entre le chien et son maître. Même si les histoires s’enchaînent en décentrant l’intrigue sur des héros dérisoires, le temps d’un chapitre, la seule figure permanente, qui traverse le roman est bien Dingo. Dingo n’a pas de nom, car il est métonymie de sa race entière, sauvage comme un loup, mais aussi docile comme une bête apprivoisé, il marie les contraires et sa férocité, qui en fait un paria, l’identifie à la vision cruelle de son maître, qui, lui aussi, finit par s’exiler du monde aberrant des hommes.
Dingo est un révélateur, le miroir intérieur du héros, celui qui tue, transgresse dans les actes, alors que le narrateur transgresse par les mots, il est la force agissante du roman, le bras armé du héros contre la société et ses vices. On comprend dès lors la déchirure finale du héros, qui abandonne la légèreté de ton pour les accents pathétiques et tragiques. En perdant Dingo, il perd une part de lui-même, sa part sauvage et libre. Lui seul n’avait pas condamné Dingo pour ses crimes, car condamner Dingo, ça serait se condamner soi-même. La mort de Dingo est alors une profonde expérience des limites de l’existence, de la portée universelle de cette même mort, une longue méditation en forme d’éloge sur la générosité (Dingo est mort, s’est laissé mourir en veillant sa maîtresse agonisante, il est mort dans un acte de générosité ultime, en se donnant tout entier au désespoir de voir périr ceux qu’il aimait) :

« Je ne sais ce qu’est la mort d’un chien. Mais je sais que Dingo est mort.
Les idées les plus sottes me passent par la tête. Je n’ai pas la force d’accepter, sans commentaire, la nécessité de cette mort. J’en arrive à me dire qu’il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. »

« On ne prend pas un chien de la brousse, sur Edward Herpett, pour en faire un chien d’appartement… Il tuait les poules… Mais il m’aimait et je l’aimais… Sa tendresse vaut mieux que celle d’un homme… Il m’aimait pour m’aimer… Et maintenant que ses paupières couvrent à demi ses yeux vitreux, je me souviens du Dingo dont tout le corps frissonnait de joie quand je m’approchais pour le caresser… »

Ce grand chant final d’amour résonne avec d’autant plus de pathétique que, malgré la misanthropie de Mirbeau, cette mort d’un être généreux, sans calcul, est une mort ressentie de manière très injuste. Réflexion sur l’hypocrisie et sur l’horreur des hommes, Dingo est un hymne d’amour par-delà la mort, dernier roman de l’auteur, qui mourra quatre ans plus tard, un appel déchirant à la bonté du cœur et un cri de révolte contre la noirceur de l’être humain. C’est Dingo, un chien, qui donne la plus grande leçon d’humanité qui soit : le sacrifice de sa vie pour ceux qu’on aime…


Paul Auster, La Nuit de l’Oracle

La Nuit de l’Oracle est d’abord un roman dans le roman, roman que doit lire le héros, Sydney, à la demande de la petite fille d’un écrivain célèbre, Sylvia Maxwell, auteur à succès dont elle a retrouvé le manuscrit. Ce serait là son troisième roman, non encore publié. Mais Sidney amorce sans rien finir. A peine sorti de l’hôpital, après, nous l’apprendrons, une brusque chute dans les escaliers d’un métro, consécutive à un malaise, il manque de mourir, mais s’en sort miraculeusement. Entre mises en abymes (le roman de Maxwell, celui qu’écrit John, son ami, et celui qu’il avorte) et histoires sentimentales tourmentées recomposées a posteriori d’après l’album de photo de sa femme Grace, dans un moment de brusque lucidité, le roman de Paul Auster parvient à mêler différents rythmes, ou plutôt à les faire se succéder avec habileté.
Après une succession d’échecs et d’erreurs, soulignées elles-mêmes par le narrateur, qu’il impute aux conséquences funestes de l’achat malencontreux d’un carnet portugais bleu qui l’attire irrésistiblement dans le monde tourmenté de l’écriture au point de le déconnecter de la réalité, le récit reprend après la destruction de ce même carnet et semble retrouver une vigueur jusque-là écartée à dessein. Aux errances atoniques du héros, jeté dans un monde dont il ne comprend pas tous les rouages (les silences mystérieux de Grace, la fermeture trop brutale du magasin de Chang, le libraire du « Paper place »), la deuxième et dernière partie du roman consacre l’éveil du héros libéré du joug du carnet et la révélation de l’oracle.
L’histoire racontée dans le carnet se révèle refléter la condition même du héros : Nick Bowen s’éloigne de sa femme comme Sidney de Grace, et si Nick laisse tout tomber sur un coup de tête pour partir à San Diego, Sidney lui se réfugie dans le monde tourmenté et fiévreux de l’écriture. Là, il est sourd aux appels téléphoniques, il devient invisible aux yeux des autres, de sa femme (qui prétend ne pas l’avoir vu écrire à son bureau), comme Nick finit par s’enfermer lui-même dans ce bunker reconstitué, où son ami chauffeur de taxi compile des annuaires comme pour y contenir le monde.
Car la Nuit de l’Oracle est une fable sur le pouvoir des mots, une réflexion sur la littérature : écrire, c’est retracer l’histoire du monde, c’est prendre en charge tous ces être recensés dans les annuaires, et leur apporter un futur. Ecrire, c’est tracer de manière prophétique, à l’avance son destin comme celui de tout homme. A l’avance, John avait écrit l’histoire d’amour qu’il vivrait avec Grace et sa tromperie future à l’égard de Sidney, à l’avance, dans son roman avorté, ce même Sidney allait écrire la mort de son ami John (le chauffeur de taxi qui meurt, devenu ami avec lui, est une annonce de la mort de John, en voiture pour partir à l’hôpital), son éloignement de sa femme (spatial pour Nick, psychique pour Sidney), mais aussi l’impasse dans laquelle sa vie allait le conduire (Nick finit par s’enfermer lui-même dans le bunker de son ami et employeur, ex-chauffeur de taxi, de même que Sidney s’enferme dans la spirale des erreurs, dans le labyrinthe de la vie où il s’égare).
La brusque révélation de l’album de photos permet une reconstitution fulgurante du passé, le dévoilement de la tromperie (la liaison évidente de Grace et John), au miroir duquel tout s’éclaire. La fin du roman ne sera finalement que l’accomplissement fatal de la machine infernale qui s’emballe : le nœud est dénoué, tout est écrit : restent à venir les malheurs, pressentis désormais par le héros, redevenu lucide, voire visionnaire. John meurt, Jacob, le fils rejeté et incompris, drogué, désinvolte et haineux, mourra dans un règlement de compte sordide, après avoir roué de coups Grace, provoquant sa fausse-couche, John meurt et Sidney, seul se retrouve face à son destin, dans une situation inversée par rapport au départ : alors qu’il sortait de l’hôpital au début du roman veillé par sa femme Grace, c’est lui désormais qui vient veiller au chevet de cette même Grace, hospitalisée et flirtant avec la mort.
Après les épreuves prophétisées de la vie, le héros retrouve une vie inversée. Mais peut-être est-ce après tout la leçon de ce très beau roman de Paul Auster : écrire, c’est forger son propre destin, mais aussi permettre d’inverser les rôles pour mieux se comprendre soi et les autres, totalement, sous tous les aspects, une leçon quasi cubiste de l’existence… Mais c’est aussi une réflexion sur le pouvoir des mots : écrire, ce n’est pas seulement inventer une vie qui n’est pas la sienne, c’est aussi et surtout se mettre à l’épreuve du monde, rendre réel ce monde, le réifier par le forceps de l’écriture. Finalement, pour Auster, écrire, c’est vivre à l’avance, par procuration, sa propre existence, c’est devancer la mort avant qu’elle nous emporte, c’est être au monde avant que ce même monde s’impose à nous. Et finalement, n’est-ce pas cela le faible, mais si enthousiasmant pouvoir de l’écriture ?

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