Tuesday, January 26, 2010

Colum McCann et son « vaste monde »

Lorsque l’on commence un roman de Colum McCann, on sait par avance que l’on sera en prise avec une pléiade de personnages et que le romancier se plaira avec une habileté sans pareille, à nous faire plonger dans leur univers intérieur. McCann orchestre un ballet : défilent les silhouettes, personnages chétifs et brisés par la vie, mais animés d’une telle force intérieure qu’ils deviennent les héros du monde moderne évoluant dans un univers parallèle, en marge, celui des déclassés. Un intérêt certain pousse McCann vers les figures modestes de l’existence, qu’il dote d’un courage hors norme et qu’il nimbe d’une poésie qui les transfigure. Dans « Et que le vaste monde poursuive sa course folle », titre aussi long que le parcours des personnages est sinueux, il renouvelle l’expérience des Saisons de la Nuit : il ne s’agit plus des constructeurs de l’ombre, des errants que l’on voit sans les voir, mais du monde de la prostitution, des mères éplorées naufragées du Vietnam, d’un funambule qui poursuit son parcours le long de son fil (l’auteur à n’en pas douter), reliant toutes les histoires qu’il distribue en recherchant toujours l’équilibre narratif, à légers coups de balancier. Les visages, les destins s’entrecroisent : l’intrigue - les intrigues - progressent à la manière caractéristique de McCann, en pointillés, en sourdine, elles semblent continuer leur progression en souterrain pendant que les autres surgissent sur le devant de la scène, s’entrelaçant à l’infini car il s’agit bien de raconter une seule et même histoire. Jazzlyn, Tillie et leur descendance montrent combien la fatalité du trottoir peut trouver une rédemption dans Jaslyn triomphante, héritière des prostituées du Bronx devenue amie et compagne attentionnée de la mère détruite, Claire : les différences sociales s’abolissent dans un même malheur – la mort de leurs fils au Vietnam - qu’elles tentent toutes de sublimer d’un même élan. Et c’est Jaslyn – métamorphosée comme son nom Jazzlyn, celui de sa mère, qu’elle a sublimé en Jaslyn – la déclassée, la surdiplômée qui retrouve le frère de Corrigan et fait le lien entre les histoires, c’est elle qui vient apporter le baume salvateur qui redore de poésie et d’espérance le déclin de son amie favorisée en apparence par la vie, mais brisée par le fil qui le retient sans cesse à la mort de son enfant (encore le fil du funambule). Le fil, c’est la nostalgie doloriste, c’est le lien entre les hommes et les femmes, entre les classes, entre les races, c’est celui que tisse ce chantre des déclassés qu’est McCann, creusant non plus des « tunnels » entre ses personnages comme Virginia Woolf, mais construisant entre eux des ponts de fer, ce fil du funambule virtuose qui ne perd jamais l’équilibre.
Il y a chez McCann une formidable capacité à absorber les univers les plus distants, à leur conférer une poésie malgré la crudité du langage : de la gouaille des prostituées du Bronx à la poésie du regard de Corrigan, de son frère et de la maîtresse de Corrigan, réfugiée, comme les mères orphelines, dans ses souvenirs d’amour, il y a là un exercice de virtuose, de funambule du langage qui sait harmonieusement jouer sur tous les claviers de la sensibilité. Les pages sur Corrigan amoureux revu nostalgiquement par son amante sont des joyaux bouleversants autant que le cri éploré d’une mère suicidaire par héroïsme, pétrie de grossièretés – Tillie – mais qui n’en demeure pas moins humaine, diablement humaine, touchante jusque derrière la barrière des mots. C’est cela, McCann, ce style caméléon qui rend sensibles les personnages qui semblent en apparence ne pas correspondre à « l’emploi », aux canons des romans sentimentaux à la mode. McCann trempe sa plume dans tous les univers et transcende les déclassés et leur monde – nouvel Hugo du XXIe siècle – pour en faire des héros écorchés vifs, des Jean Valjean et des Cosettes qui n’ont rien à envier à leur prestigieux modèle.

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