Tuesday, October 04, 2005

Baudelaire ou le miroir des correspondances

Correspondance de Baudelaire (1833-1866)

Baudelaire (1821-1867).

Cette maturité dans l’écriture dès l’âge de 12 ans, c’est phénoménal : on dirait que le poète a déjà acquis cette dimension qui le fera naître génie du vers et de la prose. Ce qui frappe dans ce choix de correspondance, c’est l’esprit tourmenté de Baudelaire. Vindicatif, touchant, autoritaire, emporté, humble ou mélancolique, l’écrivain-poète se laisse lire comme un être de contradictions. La manière dont les lettres reflètent la diversité : Baudelaire se voit tour à tour solliciteur d’argent (à de nombreuses reprises), alors même qu’il critique parfois les partis pris esthétiques, politiques ou littéraires de ses débiteurs dans la lettre même qu’il leur adresse. Le poète est esthète dans cette écriture élégante et raffinée qui est si bien de son siècle, le XIXe. Cette manière dont Baudelaire se positionne peu à peu au centre de l’intellectualisme de son temps, des Hugo, Gautier, Barbey, Sand ou Flaubert, Sainte-Beuve, Poulet-Mallassis.
Les lettres de Baudelaire impriment fortement ses idées, ses convictions très fortes, ses rejets sans embages, ses combats littéraires qui deviennent des joutes esthétiques et politiques, cette manière que le poète a de se tenir sans cesse entre des nécessités matérielles et d’autres esthétiques, de devoir faire le grand écart entre le prosaïque et l’élevé, entre le basique et le sublime. C’est la dimension fondamentale de la correspondance d’un auteur, et son attrait sans pareil, que de le faire apparaître en tant qu’homme, dépouillé des oripeaux de la représentation auctoriale, nu comme un homme, de montrer en quelque sorte la face caché du génie, comme on peut dire qu’il y a une face cachée de la lune.
Témoignage, ces lettres sont davantage un miroir des impulsions, l’anatomie d’un être tiraillé entre son humanité et un au-delà inatteignable car fondamentalement idéel. Sans ces lettres ne peut transparaître l’homme, en tant qu’il sert de base aux idées contenues dans les recueils ou écrits du poète. La lettre comme squelette du génie, comme plongée dans les arcanes des bouleversements spleenétiques de l’être.

Mire beau et austère

Octave Mirbeau, Dingo

Passons du prosaïque à l’excellence : Mirbeau, inconnu jusque-là pour moi, résonne comme l’écho d’un auteur plus que talentueux. Je ne crierais pas au génie comme on crie au loup ou au dingo, en l’occurrence ici, mais j’admire la remarque plasticité stylistique de l’auteur, capable de dresser des portraits très corrosifs de la société, rurale comme urbaine, qu’il dépeint, comme de nous émouvoir aux larmes, oui aux larmes.
Qui aurait pu dire, en lisant ce titre, Dingo, amusant et détonnant, qu’un tel livre pourrait nous serrer le cœur autant que nous amuser férocement ? Et pourtant, c’est le cas. Tout d’abord, une succession de petites histoires se déroulant sur un chapitre et brossant les mésaventures d’une communauté villageoise avec une férocité critique qui rappelle Voltaire. Et puis, le roman continu d’un amour, non pas celui, compassé, outrepassé, fané, d’une éternelle passion entre un homme et une femme, non. Il s’agit d’un amour qui dépasse les frontières communes, celui d’un chien et d’un homme, d’une compréhension au-delà des mots qui se perd dans l’ineffable des sentiments partagés.
Dingo, c’est bien le roman d’un chien sauvage, recueilli informe, horrible, repoussant, à peine né mais déjà presque repoussé par le narrateur héros, qui finit peu à peu par s’y attacher. Au fil du roman se déploie une complicité toujours plus grande entre le chien et son maître. Même si les histoires s’enchaînent en décentrant l’intrigue sur des héros dérisoires, le temps d’un chapitre, la seule figure permanente, qui traverse le roman est bien Dingo. Dingo n’a pas de nom, car il est métonymie de sa race entière, sauvage comme un loup, mais aussi docile comme une bête apprivoisé, il marie les contraires et sa férocité, qui en fait un paria, l’identifie à la vision cruelle de son maître, qui, lui aussi, finit par s’exiler du monde aberrant des hommes.
Dingo est un révélateur, le miroir intérieur du héros, celui qui tue, transgresse dans les actes, alors que le narrateur transgresse par les mots, il est la force agissante du roman, le bras armé du héros contre la société et ses vices. On comprend dès lors la déchirure finale du héros, qui abandonne la légèreté de ton pour les accents pathétiques et tragiques. En perdant Dingo, il perd une part de lui-même, sa part sauvage et libre. Lui seul n’avait pas condamné Dingo pour ses crimes, car condamner Dingo, ça serait se condamner soi-même. La mort de Dingo est alors une profonde expérience des limites de l’existence, de la portée universelle de cette même mort, une longue méditation en forme d’éloge sur la générosité (Dingo est mort, s’est laissé mourir en veillant sa maîtresse agonisante, il est mort dans un acte de générosité ultime, en se donnant tout entier au désespoir de voir périr ceux qu’il aimait) :

« Je ne sais ce qu’est la mort d’un chien. Mais je sais que Dingo est mort.
Les idées les plus sottes me passent par la tête. Je n’ai pas la force d’accepter, sans commentaire, la nécessité de cette mort. J’en arrive à me dire qu’il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. »

« On ne prend pas un chien de la brousse, sur Edward Herpett, pour en faire un chien d’appartement… Il tuait les poules… Mais il m’aimait et je l’aimais… Sa tendresse vaut mieux que celle d’un homme… Il m’aimait pour m’aimer… Et maintenant que ses paupières couvrent à demi ses yeux vitreux, je me souviens du Dingo dont tout le corps frissonnait de joie quand je m’approchais pour le caresser… »

Ce grand chant final d’amour résonne avec d’autant plus de pathétique que, malgré la misanthropie de Mirbeau, cette mort d’un être généreux, sans calcul, est une mort ressentie de manière très injuste. Réflexion sur l’hypocrisie et sur l’horreur des hommes, Dingo est un hymne d’amour par-delà la mort, dernier roman de l’auteur, qui mourra quatre ans plus tard, un appel déchirant à la bonté du cœur et un cri de révolte contre la noirceur de l’être humain. C’est Dingo, un chien, qui donne la plus grande leçon d’humanité qui soit : le sacrifice de sa vie pour ceux qu’on aime…


Paul Auster, La Nuit de l’Oracle

La Nuit de l’Oracle est d’abord un roman dans le roman, roman que doit lire le héros, Sydney, à la demande de la petite fille d’un écrivain célèbre, Sylvia Maxwell, auteur à succès dont elle a retrouvé le manuscrit. Ce serait là son troisième roman, non encore publié. Mais Sidney amorce sans rien finir. A peine sorti de l’hôpital, après, nous l’apprendrons, une brusque chute dans les escaliers d’un métro, consécutive à un malaise, il manque de mourir, mais s’en sort miraculeusement. Entre mises en abymes (le roman de Maxwell, celui qu’écrit John, son ami, et celui qu’il avorte) et histoires sentimentales tourmentées recomposées a posteriori d’après l’album de photo de sa femme Grace, dans un moment de brusque lucidité, le roman de Paul Auster parvient à mêler différents rythmes, ou plutôt à les faire se succéder avec habileté.
Après une succession d’échecs et d’erreurs, soulignées elles-mêmes par le narrateur, qu’il impute aux conséquences funestes de l’achat malencontreux d’un carnet portugais bleu qui l’attire irrésistiblement dans le monde tourmenté de l’écriture au point de le déconnecter de la réalité, le récit reprend après la destruction de ce même carnet et semble retrouver une vigueur jusque-là écartée à dessein. Aux errances atoniques du héros, jeté dans un monde dont il ne comprend pas tous les rouages (les silences mystérieux de Grace, la fermeture trop brutale du magasin de Chang, le libraire du « Paper place »), la deuxième et dernière partie du roman consacre l’éveil du héros libéré du joug du carnet et la révélation de l’oracle.
L’histoire racontée dans le carnet se révèle refléter la condition même du héros : Nick Bowen s’éloigne de sa femme comme Sidney de Grace, et si Nick laisse tout tomber sur un coup de tête pour partir à San Diego, Sidney lui se réfugie dans le monde tourmenté et fiévreux de l’écriture. Là, il est sourd aux appels téléphoniques, il devient invisible aux yeux des autres, de sa femme (qui prétend ne pas l’avoir vu écrire à son bureau), comme Nick finit par s’enfermer lui-même dans ce bunker reconstitué, où son ami chauffeur de taxi compile des annuaires comme pour y contenir le monde.
Car la Nuit de l’Oracle est une fable sur le pouvoir des mots, une réflexion sur la littérature : écrire, c’est retracer l’histoire du monde, c’est prendre en charge tous ces être recensés dans les annuaires, et leur apporter un futur. Ecrire, c’est tracer de manière prophétique, à l’avance son destin comme celui de tout homme. A l’avance, John avait écrit l’histoire d’amour qu’il vivrait avec Grace et sa tromperie future à l’égard de Sidney, à l’avance, dans son roman avorté, ce même Sidney allait écrire la mort de son ami John (le chauffeur de taxi qui meurt, devenu ami avec lui, est une annonce de la mort de John, en voiture pour partir à l’hôpital), son éloignement de sa femme (spatial pour Nick, psychique pour Sidney), mais aussi l’impasse dans laquelle sa vie allait le conduire (Nick finit par s’enfermer lui-même dans le bunker de son ami et employeur, ex-chauffeur de taxi, de même que Sidney s’enferme dans la spirale des erreurs, dans le labyrinthe de la vie où il s’égare).
La brusque révélation de l’album de photos permet une reconstitution fulgurante du passé, le dévoilement de la tromperie (la liaison évidente de Grace et John), au miroir duquel tout s’éclaire. La fin du roman ne sera finalement que l’accomplissement fatal de la machine infernale qui s’emballe : le nœud est dénoué, tout est écrit : restent à venir les malheurs, pressentis désormais par le héros, redevenu lucide, voire visionnaire. John meurt, Jacob, le fils rejeté et incompris, drogué, désinvolte et haineux, mourra dans un règlement de compte sordide, après avoir roué de coups Grace, provoquant sa fausse-couche, John meurt et Sidney, seul se retrouve face à son destin, dans une situation inversée par rapport au départ : alors qu’il sortait de l’hôpital au début du roman veillé par sa femme Grace, c’est lui désormais qui vient veiller au chevet de cette même Grace, hospitalisée et flirtant avec la mort.
Après les épreuves prophétisées de la vie, le héros retrouve une vie inversée. Mais peut-être est-ce après tout la leçon de ce très beau roman de Paul Auster : écrire, c’est forger son propre destin, mais aussi permettre d’inverser les rôles pour mieux se comprendre soi et les autres, totalement, sous tous les aspects, une leçon quasi cubiste de l’existence… Mais c’est aussi une réflexion sur le pouvoir des mots : écrire, ce n’est pas seulement inventer une vie qui n’est pas la sienne, c’est aussi et surtout se mettre à l’épreuve du monde, rendre réel ce monde, le réifier par le forceps de l’écriture. Finalement, pour Auster, écrire, c’est vivre à l’avance, par procuration, sa propre existence, c’est devancer la mort avant qu’elle nous emporte, c’est être au monde avant que ce même monde s’impose à nous. Et finalement, n’est-ce pas cela le faible, mais si enthousiasmant pouvoir de l’écriture ?

Niponnismes

Ryûnosuke Akutagawa, Rashômon et autres contes

Quel étrange univers que celui d’Akutagawa : du personnage obscur et ignoble de Rashomon, errant au milieu des cadavres et dépouillant une pauvre vieille arracheuse de cheveux cadavériques, de son seul vêtement à Goi l’humilié qui se nourrit de l’insatisfaction du désir et d’une espérance perpétuelle, qui, une fois assouvie ou prête de l’être (le désir du prestigieux gruau d’ignames), est très décevante voire repoussante, l’écrivain japonais peint un monde noir et terrible, aux résonances de malaise.
Car que recherchent ses personnages sinon la cruauté, cruauté envers l’autre, lutte de la misère dans une cour des miracles sépulcrale dans Rashômon, quête d’un idéal pictural qui aboutit à l’infanticide comme seule possibilité de sublimation plastique, dans Figures Infernales, récits croisés d’un meurtre et de meurtriers, dans Dans le Fourré, représentation de l’humiliation nasale (Gio ou l’homme au nez rouge) qui se complait dans l’insatisfaction et la souffrance et qui rejette l’idéal atteint ( le fameux gruau d’ignames) dans le Gruau d’ignames…
Akutagawa sait ainsi peindre avec vivacité, à l’aide d’un style alerte et acéré cette souffrance, cette violence au sein de l’être qui pousse au désir d’autodestruction et à l’accomplissement du pire. Les récits d’Akutagawa sont des contes cruels qui mettent à nu les ressorts complexes de la machine masochiste qui constitue l’être torturé, l’être humain en proie au mal et qui cherche à s’en délivrer parfois en l’accomplissant de manière théâtrale et spectaculaire. Akutagawa ou la souffrance exposée par les mots.
Yasunari Kawabata, Pays de Neige

Quel étrange monde que celui de Kawabata. Il y a une tendance prégnante au voyeurisme (est-ce une récurrence dans la littérature japonaise ?) qui ne laisse pas d’être dérangeante, même si elle est un ressort poétique certain dans le cours du récit. La beauté du texte, où la poésie des paysages enneigés se mêle à une histoire d’amour voilée, qui se confine dans l’indicible des regards et des frôlements, entre une jeune femme, Komako, et un voyageur citadin de Tokyo, Shimamura en reste néanmoins intacte. Mais que de troubles et de mystères dans cette relation ambiguë entre un voyageur et une geisha, étrangement présente et absente, qui visite aussi souvent le jeune homme qu’elle le fuit, éphémère, insaisissable comme leur amour, comme leur premier frôlement au miroir d’une vitre embuée, dans un train en partance pour les contrées intérieures du Japon.
Il y a cette poésie de la fulgurance des sentiments chez Kawabata qui en fait un peintre superbe des errances de l’amour et de l’inconsistance des sentiments. Qu’espèrent finalement ces deux êtres qui se croisent dans un pays enneigé, qui s’aiment de manière aussi pure qu’un flocon se déposant sur une branche, que veulent ces amants tous deux déjà promis à quelqu’un d’autre. Recherchent-ils une évasion de leur couple, une solution à leur insatisfaction ? Le récit se clôt sur un suicide, celui de la petite Yôko, prise dans la tourmente d’un amour pour ce même voyageur, qui joue à la séduire. La mort est la seule solution pour mettre fin au jeu cruel des cœurs, pour éterniser, exorciser une vie où les sentiments semblent aussi inconsistants qu’une brume enneigée qui lentement se dissipe…

Chevillard chevillé au corps

Eric Chevillard

Palafox


Comment passer de l’univers obscur de Millet aux riantes logorrhées de Chevillard ? , autant passer d’un extrême à un autre, et pourtant les deux séduisent, mais d’une manière différente. Quel étrange animal protéiforme que ce Palafox aux mille visages, qui ne semble qu’un prétexte à Chevillard pour mener tambour battant une prose riche et fantaisiste. Quelle bouffée nous envahit lorsque l’on lit Palafox ! On semble en perpétuel mouvement, comme si les lignes jouaient avec nous à saute-mouton ; quel brio ! je dirais même quel maestro dans le style, c’est épatant. Non content d’écrire avec talent, Chevillard sait créer un univers riche, varié, et surtout d’une imagination et d’une inventivité hors norme. La course-poursuite menée par les savants derrière Palafox ressemble alors à une épopée de pacotille, une battue à rebous, loufoque, dérisoire, drolatique, mais ô combien bien remarquable car soutenue par un brio stylistique et une écriture corrosive à souhait !
Car lire du Chevillard, c’est se plonger dans les plis et replis d’une écriture fascinante. Rien ne lasse chez Chevillard, mais tout semble passer et repasser pour mieux fustiger la reprise et en faire une force incomparable de variation digne des meilleures symphonies. Outre les incessantes transformations et quasi mutations de Palafox, ce qui fait la force de Chevillard est de pouvoir asseoir dans son écriture, combiner avec une alchimie qui m’était jusque-là inconnue, mis à part dans la verve rabelaisienne, le plaisir heureux du verbe, l’ironie la plus acerbe, et la beauté remarquable de la langue. On s’amuse chez Chevillard, mais on s’amuse dans les hauteurs du style et aux confins des sommets les plus élevés des montagnes de l’intelligence. A le lire, on semble voguer dans un plaisir intellectuel non rébarbatif, on a l’impression que tout le monde pourrait suivre ces courses poursuites qui finissent en eau de boudin, mais que Chevillard sait ménager une double lecture, comme si Palafox était un petit Prince épique version battue tragi-comique.
La fin de Palafox résonne comme l’ensemble du roman, dans une tonalité où le comique est poussé jusqu’à ses limites extrêmes. Le protée Palafox obtient une victoire ultime sur ses poursuivants en réussissant post-mortem une dernière métamorphose qui le pérennise et finit par le libérer à jamais de la poursuite oppressante des scientifiques fanatiques et cocasses : l’empaillage de Palafox est donc une pétrification salvatrice en forme de pied de nez ultime à la course à l’exploitation animale. L’auteur se fait un Brigitte Bardot a rebours, il sauve Palafox, c’est-à-dire tous les animaux, oiseaux, reptiles, poissons, mammifères, carnassiers et j’en passe, mais ce sauvetage ne peut se faire que par la survivance artificielle de l’empaillage. Pour survivre, l’animal doit mourir.
Que dire d’autre sinon que Chevillard mérite ô combien d’être lu, ne serait-ce que pour une fois au moins savoir ce que c’est que de lire intelligent en s’amusant, bref passer un vrai moment d’amusement intellectuel et profond, sans toutefois se prendre trop au sérieux…

Le Vaillant petit Tailleur

Le dernier ouvrage de Chevillard confine souvent avec le commentaire méta textuel. Plus qu’un écrivain, il semble être un metteur en scène littéraire. Reprenant à son « conte » le récit initial des frères Grimm, sondant les origines obscures de l’histoire du petit tailleur, un conte de grands-mères, il rebâti ce conte en exploitant diverses pistes qui restaient jusque-là dans l’ombre, constituant ainsi des myriades de petits chemins qui gravitent autour de l’histoire initiale.
Avec le brio humoristique et stylistique qu’on lui connaît, Eric Chevillard sait peindre les soubresauts de son héros et l’entrecouper d’autres contes à la structure plus canoniques, comme s’il voulait construire une macrostructure ouverte du conte du vaillant petit tailleur capable d’accueillir en lui toute une virtualité de contes parfois avortés, parfois entiers, capable tout du moins de constituer un terreau propice à l’éclosion, à l’explosion d’un imaginaire littéraire de conteur des plus détonnant. Ainsi Eric Chevillard « taille » son récit et épingles les stéréotypes littéraires comme le petit tailleur épingle les mouches pour mieux donner à son lecteur l’inexprimable suc littéraire qui fait le succès et la tonalités particulière de ses récits savoureux.

Lecture - 1 - Florian Zeller au vitriol

Florian Zeller – La fascination du pire

De prime abord, tout semble porter à croire que Florian Zeller soit ce genre d’écrivains entre guillemets à rapprocher du jeune loup littéraire aux dents longues qui entend bien se faire la part belle de la notoriété pseudo intellectualisante qui fleurit de nos jours, dramatiquement positionnée au sommet de l’intelligentsia des maisons d’édition. Force est de constater qu’il y a bien un peu de cela, et les marques s’en décèlent rapidement dans une écriture du vide : le narrateur commence par nous raconter la platitude de son existence, et à répéter sans intérêt aucun les lignes et gros titres des journaux, la forme de l’avion, les fantasmes stéréotypés du macho abruti qui rentre dans une carlingue et voit une jolie paire de jambes lui demander d’accrocher sa ceinture.
Le roman (est-ce que c’en est un ? Je risquerais plutôt la dénomination « récit ») commence donc avec tout l’arsenal de la platitude fin de XXe siècle début vingt-et-unième… Parfois, fort heureusement, Florian Zeller s’extrait peu ou prou de la platitude, notamment lors de saillies hors d’un style plat au contenu plat, lorsque le héros, ou anti-héros velléitaire (c’est à la mode…) se prend à considérer la religion ou tente de circonscrire la personnalité complexe de Martin, le lubrique écrivain scandaleux de service, qui cacherait derrière son appétit féroce de la prostituée égyptienne une psychologie plus profonde, un Sade du XXIe siècle, nourrit d’idéaux extrémistes qui tendent à l’amalgame idéologico-religieux.
Florian Zeller s’essaie donc au roman psychologisant à mi-chemin entre le récit de désoeuvrement et d’errances sans intérêt, à travers l’anti-Odyssée d’écrivains qui échouent dans les écueils sordides du Caire entre deux réunions solennelles dont il n’ont finalement cure… Malgré tout, on ne peut pas dire que le style de ce récit soit nul, non, mais il n’est que trop rarement agréable, sans être brillant : l’intérêt du sujet est relatif, même si, heureusement, la fin est meilleure. Plus on progresse dans le récit, plus on sent que Zeller se met à l’aise après des débuts difficiles et aporétiques : le récit gagne en épaisseur, les choses s’approfondissent, la réflexion est plus grande, mais on a toujours l’impression que c’est là le récit d’un témoin, le témoignage d’un jeune écrivain sur un plus vieux aux idées outrancièrement extrémistes qui passent pour révolutionnaires (et l’on va même, de manière totalement démesurée et aberrante, jusqu’à comparer l’écrivain poujadiste à Voltaire !), et la fin de vie en forme d’assassinat, l’enterrement dans l’anonymat qui sacre le libidineux écrivant en héros post-mortem de la liberté d’expression, un écrivain maudit, ça en jette.
La fascination du pire, expression et idée au demeurant séduisante, c’est peut-être surtout la fascination du rien, du pire qui est d’écrire pour ne pas dire grand-chose. Et c’est peut-être l’écueil majeur de ce livre. Mais ne soyons pas trop catégorique : il y a des qualités, des moments où l’auteur est meilleur, mais tout cela est gâché par cette tendance, qui fait très « vécu », très « contemporain » de jeter sa gourme et sa révolte en employant des mots « trashs », comme « pisser », « connard » ou « pute », une façon de dire : « oui, je sais aligner des mots pour faire une phrase correcte, je sais citer du Nietzsche ou du Montaigne, mais c’est du replâtrage intellectuel, une façon de me dire que je n’écris pas sans cerveau, je sais citer, je fais quelques réflexions, mais surtout je suis un révolté et j’utilise parfois des méthodes non-conformistes car je ne suis pas un encroûté du style comme les académiciens et je me réserve le droit de dire « putain », « chier », « bordel », ça fait bien, ça fait révolté, j’exulte, je suis un grand écrivain maudit qui sait écrire et qui en joue, je suis un génie de la provoc’ » (pour approfondissement, voir le maître en la matière, Houellebecq). La fascination du pire, c’est peut-être cette tendance actuelle des écrivains qui s’encanaillent dans le vulgaire, pour mieux montrer qu’ils savent être concrets, réalistes à outrance, qu’ils connaissent la racaille, qu’ils savent s’insurger mais aussi écrire. Formidable. On en redemande.
A la décharge de ce récit (non, ceci n’est pas un roman, pour détourner Magritte : car un roman, c’est une fiction, c’est un univers recréé de toute pièce, pas un écrit où l’on trouve « Juppé » ou un pâle substitut de Jean-François Coppé, pauvrement maquillé en « Cotté »…), il y a tout de même un bel effet final d’emboîtement où l’indécision est de mise, car qui a écrit ce livre ? On n’en doute pas une seconde, mais Florian Zeller essaie de faire douter le lecteur crédule, de jouer à l’avatar du romancier du dix-huitième siècle, qui simule avoir trouvé un récit qu’il publie. Ca pourrait être efficace, mais c’est ici excessif : l’auteur nous annonce d’emblée de faire attention : il ne faut pas croire que tous les personnages de ce roman sont vrais ou représentent des personnages réels, puis à la fin on en remet une couche et l’on réaffirme que ce n’est pas soi-même qui a écrit ce livre, mais un autre ; ça ajouté aux pseudos références littéraires à Flaubert, Montaigne ou d’autres sommités littéraires (des vrais écrivains, avec du style, du talent, des choses à dire et des moyens pour le faire), ça sent de nouveau fortement le replâtrage, la sensation très grande de l’arbre qui cache la forêt, ou plutôt la clairière, cet effet de cache-misère qui entache malheureusement si fréquemment la littérature, ce qui est en tous cas présentée comme tel de nos jours et qui est publiée, oui publiée…
La fascination du pire, c’est se voiler la face et utiliser des substrats littéraires pour donner une contenance, un fond que l’on n’a pas, et y opposer quelques mots pour l’effet de choc, montrer qu’on est de son siècle, mettre un « pisser » pour détonner un peu et envoyer Flaubert en renfort pour montrer que lui aussi parlait comme ça, mais différemment, avec les mots de son siècle. Le problème est que Flaubert était un génie, il avait du style, il savait pourquoi écrire et on a du plaisir à le lire… A la fascination du pire, je proposerait bien une contrepartie, qui serait l’horreur du lire…

Ouverture

Pour ouvrir le bal du blog littéraire, apte à épancher le surplus littéraro cathartique qui parfois traverse ma modeste personne - si si ça arrive - je jette avec désinvolture dans la pâture cybernétique ma théorie de la littérature. Ca vaut ce que ça vaut.

De l’essence de la littérature : une poétique de l’indicible
(lettre ouverte pour une littérature de la profondeur)

Il est indéniable que tout écrivain soit poussé par un besoin d’écrire : c’est ce qui fait sa raison de vivre. Cependant, bon nombre de personnes écrivant cherchent en mille recoins des idées d’ouvrages, des thèmes à aborder, juste pour le plaisir d’écrire. Pire, ils publient leurs ouvrages motivés par le seul besoin d’écrire sans autre but réel. Cela me semble aller dans un sens contraire à la véritable littérature. Un écrivain doit, à mon sens, chercher à exprimer ce qu’il a au fond de soi, dans un perpétuel mouvement de forage intérieur qui le pousse aux limites de sa propre création, aux limites des mots et du dicible, aux limites de l’existence.
D’aucuns veulent écrire pour écrire, pour faire paraître, publier, être connu, oubliant dans cet objectif narcissique et mercantile la véritable essence de la création littéraire. Certes, il faut vendre mais pas pour vendre, pour être lu car l’écrivain ne vit, ne survit, n’existe que par ce lien indissoluble qui le rattache à son lecteur, toujours multiple, toujours autre, mais qui n’est qu’une image de lui-même revivant à travers des mots parcourus par d’innombrables regards. L’écueil, fortement répandu de nos jours, serait donc de chercher à tous prix LE sujet, celui qui racole, celui qui fait vendre, qui fait connaître, qui rend célèbre son auteur, si tant est que l’on puisse être réellement célèbre en écrivant de nos jours, si ce n’est dans le cercle de plus en plus restreint des lecteurs un tant soit peu lettrés, affranchis un minimum de l’influence télévisuelle débilitante, et cherchant, sans l’occulter, à en faire la part de médiocrité mais de réjouissance, en lui accordant la place minimale qui doit lui être dévolue.
On voit donc ainsi se pavaner dans les salons huppés de la capitale des écrivains relevant le menton d’un air de prophète inspiré, toisant la foule et le vulgaire parce qu’ils ont publié un ouvrage chez Plon ou Grasset, ou bien chez Gallimard et qu’ils ont souscrit, par leurs écrits médiocres, avalisé en quelque sorte, la tendance qui veut que l’on écrive pour ne rien dire, pour blanchir des pages, pour offrir du divertissement, pour se donner des airs de grands génies sans en avoir même la moindre étincelle.
Dégonflons les baudruches, elles retomberont comme un soufflé refroidi. Ces auteurs paraissent revivre comme des portraits de La Bruyère en actes dans leur inconsistance d’écrivants. Il faut alors, pour le lecteur moderne, démêler l’écheveau de l’innombrable foule des écrivains postiches pour trouver, au milieu de ces pseudo auteurs, arbres qui masquent la forêt du génie littéraire, les véritables écrivains, ceux qui ont des choses à dire, ceux qui ne sont pas en perpétuelle quête d’une chose à écrire, en panne et cherchant la pompe à essence qui leur fournira leur prochain succès populaire. Car ces écrivains véritables existent, ils ne cherchent pas de sujets pour écrire puisque leur sujet est contenu en eux, leur sujet est eux-mêmes, leur sujet est une recherche, une recherche toute proustienne, qui consiste à extraire de soi la quintessence de son rapport au monde, par un travail continuel autour des mots.
Il est bien difficile de reconnaître ces véritables écrivains dans les rayons des libraires ou dans les allées des bibliothèques, pour la bonne et simple raison que l’époque où nous vivons, se nourrissant de l’amalgame le plus grossier, fait passer pour de la littérature ces mêmes écrivants dont nous venons de parler, ceux qui écrivent pour produire sans rien apporter, ceux qui se gonflent d’un orgueil sans fondement, ceux que la population exalte car ils arrivent facilement à lire leurs ouvrages, nourris de phrases simples, des sujets-verbes-compléments accessibles à tous. De la vulgarisation littéraire, est-ce de la littérature ? La réponse est évidente…
Mon but n’est pas de prôner un art élitiste, mallarméen, auxquels seuls les plus cultivés pourraient avoir accès, une sorte de gotha littéraire suffisant et fat. Non. Il me semble que l’écrivain véritable est celui qui sait se rendre accessible à tous, mais qui contente aussi bien la population dans son ensemble que les lecteurs cultivés, universitaires, lettrés. C’est un art difficile que celui qui consiste à tenter de faire le grand écart entre la simplicité relative et la profondeur enrichissante et heuristique. Mais il me semble que la littérature, tout en cherchant à exprimer le plus profond d’un être, dans une recherche permanente de l’indicible, se doit de faire ce formidable effort de se rendre universel, sans quoi l’échec est inévitable. Ni nourriture élitiste, ni vulgarisation inconsistante, la littérature se doit d’être une quête ontologique livrée aux hommes, à tous les hommes, qui doit faire sentir à tout lecteur qu’il est embarqué dans une aventure dont il ressortira changé, qui modifiera en profondeur sa perception de l’existence, lui fera éprouver un plaisir des mots comme un bouleversement intérieur. La littérature doit donc être un examen de soi, alliant plaisir du langage et profondeur de l’analyse existentielle dans la confrontation de l’être écrivant au monde.
J’appelle donc le lecteur à la vigilance, à la clairvoyance, à lire entre les lignes, à faire tomber les faux miroirs pour se plonger dans les grands miroirs, les miroirs dépolis, ceux qui captivent notre regard en le détournant, qui nous renvoient de manière puissante à notre propre condition avec un plaisir indéniable. Derrière le chaos et le vide, voyons donc les mots porteurs de sens. Cette courte réflexion sonne donc comme un appel à la lucidité, un plaidoyer pour une lecture de la profondeur, pour une écriture du moi qui s’affranchisse de la surface inconsistante des mots vides de sens, pour creuser les images du langage et offrir un paradis du style bouleversant l’existence, une littérature-expérience.

Poétique de l’indicible
Ecrire, pour quoi faire ? Reprendre cette question détournée d’un titre ô combien célèbre du non mois célèbre essai d’un grand auteur, c’est prendre le risque de ressasser une interrogation qui a traversé l’esprit de millions d’auteurs et qui, pourtant, elle essentielle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle demeure toujours comme on dit prosaïquement, « d’actualité » : personne n’y trouve de réponses aussi la question reste-t-elle, et restera-t-elle probablement à jamais, posée et reposée. Tout être écrivant, comme le nomme Barthes avec une grande pertinence, se trouve à un moment ou à un autre, la plupart du temps à la lisière de son entreprise créatrice, confronté à ce problème insoluble. Chaque écrivant et écrivain y propose sa solution inexorablement incomplète et inadéquate, tentative de réponse malgré tout.
L’auteur de ces réflexions est quant à lui absolument persuadé que le fondement essentiel de l’écriture demeure dans cette quête impossible, et peut-être est-ce parce qu’elle est impossible qu’elle peut former la base indissoluble de la création littéraire. Que ce soit la quête de l’essence du sentiment amoureux, du sens de l’existence, de la nature du monde, les questions les plus belles sont celles qui sont sans réponse. L’écriture, et la littérature, se doivent de répondre aux questions impossibles, par cela même qu’elles restent vaines. Mais, à y bien réfléchir, elles ne sont pas si vaines qu’elles peuvent le paraître, car elles produisent le littéraire (mais aussi tout art en général), et surtout, on y apprend à penser le vivre, à mieux vivre, à vivre en pleine conscience des manques essentiels de l’existence.
Fort de ces convictions, l’auteur fera de cette poétique de l’indicible la base même de son écriture : plonger dans les méandres du monde, sonder les abîmes de l’existence, n’est-ce pas là le propre de la littérature ? L’auteur revendique l’héritage de l’inénarrable Proust, explorateur sublime des parfums de l’existence, qui a su descendre dans les cavernes obscures de la mémoire pour y puiser la source remarquable d’une œuvre cathédrale du souvenir et de la réminiscence. L’auteur revendique Virginia, poète du mal être, dont l’œuvre bouleversante a su tremper sa plume abondamment à l’encre du malaise existentiel. Ô Virginia, être voué à la déchirure du vivre, combien tes lignes sont superbes quand elles s’impriment de la teinte ténébreuse d’une angoisse infinie de tous les instants. Tu as su, avec une poésie infinie, faire de ton œuvre le souffle du malheur, le halètement rauque des abois au détour de chaque mot : ton œuvre s’est faite agonie, la perpétuant à jamais dans le cœur des lecteurs à venir.
Dans ce tableau des illustres devanciers, l’auteur ne peut passer au-delà de l’évocation de ceux dont les lignes l’ont à jamais voué à l’écriture et à la lecture de l’être-au-monde de la littérature : Gracq et Chateaubriand, le bien nommé, dont la brillance se reflète abondamment dans le génie du style. L’auteur prendra volontiers à son compte cette citation d’un naturaliste fondateur : « le style, c’est l’homme même ». L’essence de la littérature, c’est le style : il doit dire l’homme, dire le monde, les sentiments, le vivre, l’existence insatisfaite comme les bouffées de plénitude, ces sublimes « moments of being » du génie woolfien. Gracq et Chateaubriand ont cela de fondateur qu’ils emplissent la matière littéraire d’un gonflement du style qui est enivrement du monde par l’écriture : la phrase devient buvard, absorbant l’espace du réel pour le déverser dans l’espace littéraire, réceptacle formidable de toutes les amplitudes. Un souffle. L’écriture respire, elle doit respirer. Elle caracole à larges bouffées sous la plume du génie de Combourg comme sous celle de l’enchanteur de Saint-Florent le vieil. La littérature inspire le monde et l’expire par le style. Aussi doit-on sagement se garder des phrases trop courtes, halètement si trivial de nos jours et qui fait du littéraire un essoufflement, une agonie, le conduisant à l’aporie et au dégoût du lecteur.
L’auteur prend le parti, si osé soit-il en ce temps du syncopé et du balbutiement stylistique, d’une phrase qui boit le monde à pleines gorgées, et qui fait du lecteur un compagnon essentiel dans cet enivrement de l’ambroisie des mots. Suivant la trace des mages de Combourg et Saint-Florent, modestement et pleinement conscient de son infériorité fondamentale face à ces divinités littéraires, l’auteur n’aura de cesse de questionner le monde et la vie à l’aune d’un style regorgeant de sa plénitude et de son mal-être. Tel est son parti-pris, tel est, selon lui, le chemin unique pour faire de l’écrivant un écrivain.